Ni brute ni humain
Le dîner mensuel des Veufs Noirs était déjà bien avancé et Emmanuel Rubin, agitant dangereusement sa fourchette, négligea temporairement son carré d’agneau et déclara :
— Edgar Allan Poe a été le premier écrivain important dans le domaine du policier et de la science-fiction, au sens moderne de ces termes. Je lui reconnais au moins ça.
— C’est bien aimable à vous, murmura en aparté James Drake, l’hôte de la soirée.
Rubin l’ignora.
— Il a également hissé le récit d’horreur à de nouveaux sommets. Il était cependant hanté par la mort d’une manière morbide et malsaine.
— Pas du tout, dit Geoffrey Avalon de sa voix grave, en fronçant ses épais sourcils. Poe a écrit pendant la première moitié du dix-neuvième siècle et à cette époque, il n’y avait encore presque aucune protection contre les maladies infectieuses. La vie était courte et la mort omniprésente. Poe n’était pas morbide, il était réaliste.
— Absolument ! fit Roger Halsted. Relisez n’importe quel ouvrage du dix-neuvième siècle. Prenez Dickens, et la mort de la petite Nell, ou Harriet Beecher Stowe et la mort de la petite Eva. Si les enfants mouraient souvent dans les œuvres de fiction, c’est parce qu’ils mouraient souvent dans la réalité.
Les yeux de Rubin, grossis par ses verres épais, fulminèrent d’entêtement et sa maigre barbe sembla se hérisser.
— Ce n’est pas la mort en elle-même. C’est la manière de la traiter. Vous pouvez en parler comme de la porte du ciel, traiter le mourant de saint… regardez donc la mort de Beth dans Les Quatre Filles du Dr March. C’est peut-être d’un sentimentalisme à vous donner la nausée, mais c’est fait pour vous élever l’âme. Poe, en revanche, s’attarde avec une joie impie sur tout ce qui se dégrade, se pourrit. Il rend la mort pire qu’elle n’est et… Allons, vous comprenez tous parfaitement ce que veut dire « morbide ».
Il retourna à son agneau et l’attaqua avec vigueur.
Thomas Trumbull grogna et dit :
— Certainement. Être morbide, c’est parler de morbidité pendant un dîner qui, autrement, aurait pu être très agréable.
— Je ne vois pas ce que ça change, que Poe ait été morbide ou non, dit Mario Gonzalo en détachant méticuleusement de l’os quelques lamelles de viande. Ce qui compte, c’est de savoir si c’était un bon écrivain ou non, et je suppose que personne ne peut mettre son talent en doute.
Avalon dit avec sagesse :
— Même les bons écrivains ne sont pas bons tout le temps. James Russell Lowell a dit, en parlant de Poe, qu’il y avait trois cinquièmes en lui qui étaient pur génie, et deux cinquièmes qui étaient vraiment de la gnognotte. À mon avis, c’est assez juste.
— J’ai l’impression qu’un écrivain qui a fait école doit se sentir un peu responsable de ceux qui l’ont imité, dit Halsted. Il y a quelque chose en Poe qui fait que ses imitateurs sont obligatoirement horribles. Regardez H.P. Lovecraft…
— Non ! s’écria violemment Rubin. Nous ne sommes pas en train de traiter le cas de Lovecraft. Nous parlons de Poe…
Et assez bizarrement, l’invité de Drake, qui était resté muet pendant tout le dîner, dit soudain d’une voix forte et presque métallique :
— Pourquoi parlons-nous de Poe ?
Il s’appelait Jonathan Dandle. Il était petit, enrobé au niveau de la taille, il avait un visage rond qui était maintenant empourpré, une grosse tête chauve avec une couronne de cheveux blancs au-dessus des oreilles, et des lunettes à double foyer cerclées d’or. Il avait l’air d’avoir une soixantaine d’années.
Il avait surpris l’assemblée et l’avait réduite au silence. Même Henry, l’imperturbable serveur qui faisait la fierté des Veufs Noirs, laissa flotter sur son visage une fugace expression d’étonnement.
Drake s’éclaircit la gorge et écrasa sa cigarette.
— Nous parlons de tout ce qui nous fait plaisir, Jonathan. Poe est un sujet aussi intéressant qu’un autre, surtout dans la mesure où Manny Rubin écrit des histoires policières, de sorte que Poe peut être considéré comme son saint patron. Ce n’est pas vrai, Manny ?
Dandle parcourut l’assistance du regard et son visage perdit un peu de sa rougeur pour redevenir d’une teinte normale. Il leva les bras d’un geste impuissant.
— Toutes mes excuses, messieurs. Je n’avais nullement l’intention de vous imposer tel ou tel sujet de conversation.
Il avait l’air un peu malheureux.
Rubin lui fit un signe de tête légèrement hautain pour lui signifier son pardon et il lui dit :
— En fait, si nous devons parler de saint patron des histoires policières, je pourrais avancer un bon argument en faveur de Conan Doyle. L’association des Mystery Writers of America a beau décerner des Edgars, l’archétype du détective que nous connaissons tous…
Et Poe fut alors abandonné.
Dandle écouta attentivement le reste de la conversation, mais il ne prit pas la parole jusqu’à ce qu’Henry serve le café et que Gonzalo montre à l’invité la caricature qu’il avait rapidement esquissée de lui.
Dandle l’examina solennellement, puis il sourit.
— Heureusement que je ne me fais pas d’illusions sur ma beauté, monsieur Gonzalo, dit-il. Vous m’avez fait ressembler à Guy Kibbee, l’acteur d’autrefois. Vous ne vous souvenez peut-être pas de lui.
— Bien sûr que je me souviens de lui, dit Gonzalo. Et maintenant que vous le dites, il y a bien une ressemblance. En quelques coups de crayon, un véritable artiste peut traduire des choses essentielles, mais qui ne sont pas nécessairement évidentes.
— Quel dommage, Mario, que vous ne trouviez pas un véritable artiste qui vous montre comment faire ! dit Rubin.
— Pourtant, vous, vous avez rencontré nombre de véritables écrivains, et aucun n’a pu vous aider, répliqua tranquillement Gonzalo.
À ce moment-là, Drake fit tinter sa cuiller contre son verre à eau.
— Il est temps de cuisiner l’invité, messieurs. Manny et Mario sont donc priés de se taire… Jeff, à vous l’honneur.
Geoffrey Avalon remua avec son majeur la glace qui fondait dans son second scotch et dit :
— Monsieur Dandle, comment justifiez-vous votre existence ?
Dandle répondit d’un air pensif :
— C’est une bonne question. Dans la mesure où je n’ai rien fait pour venir dans ce malheureux monde, je pourrais à juste titre contester la nécessité de me défendre. J’ai cependant accepté mon existence depuis maintenant six décennies… après tout, j’aurais pu me tuer relativement facilement… donc, je me défendrai. Si je vous disais que je facilite la communication entre les gens, est-ce que ça pourrait être une justification ?
— Tout dépend de ce qu’ils veulent se communiquer, dit Gonzalo. Par exemple, les tentatives de Manny pour…
— Mario ! fit sèchement Avalon, fronçant les sourcils en direction de Gonzalo, avant d’ajouter plus aimablement : J’ai la parole, et je préférerais que, cette fois-ci, nous ne sombrions pas dans l’anarchie… Monsieur Dandle, de quelle manière facilitez-vous la communication entre les gens ?
— Je travaille dans les fibres optiques, monsieur Avalon, et communiquer à l’aide de rayons laser à travers le verre, plutôt qu’à l’aide d’électricité conduite par du cuivre, permettra d’obtenir des câbles moins coûteux et plus fins qui n’en transporteront pas moins plus de messages. Mais je reconnais volontiers que toute la technologie de pointe du monde ne pourra pas en elle-même améliorer la qualité de ces messages.
— Pourtant, monsieur, si vous me permettez une réflexion personnelle, vous ne semblez pas vous-même très porté sur la communication, bien qu’elle soit votre métier. Vous n’avez presque rien dit pendant l’apéritif et le dîner. Y a-t-il une raison à votre attitude ?
Dandle regarda autour de lui et son visage s’empourpra à nouveau. Il était évident qu’il rougissait facilement et, comme presque tous les gens qui sont dans ce cas, il en était très conscient et semblait d’autant plus embarrassé… il rougissait donc encore davantage. Il marmonna quelque chose.
— Je vous demande pardon, dit Avalon. Je n’ai pas entendu.
Drake, qui était assis à côté de son invité et qui avait lui-même l’air gêné, dit :
— Jonathan, « je n’ai rien à dire » n’est pas une réponse.
— C’est une réponse si c’est la réponse que j’ai décidé de vous donner, Jim, dit Dandle.
— Non, dit Drake en scrutant son invité de ses yeux entourés de pattes-d’oie. Vous n’êtes pas autorisé à le décider, Jonathan. Je vous ai énoncé les termes du contrat : vous avez droit à un bon dîner et à une agréable compagnie, en échange de quoi, vous nous fournissez des réponses substantielles. Nous n’acceptons pas que vous gardiez vos secrets ou que vous éludiez nos questions. Si j’en crois ma propre expérience, je peux affirmer que vous avez toujours trouvé des tas de choses à dire.
— Permettez-moi de poursuivre, Jim, dit Avalon. Monsieur Dandle, admettons que vous n’ayez rien à dire, bien que je préférerais que vous parliez un peu plus haut pour que ceux qui ne sont pas vos voisins immédiats entendent. Voici donc la question que je vous poserai ensuite : pourquoi n’avez-vous rien à dire aujourd’hui, dans la mesure où, s’il faut en croire Jim, ce silence ne vous est pas habituel ?
Dandle écarta les mains et dit à voix relativement haute :
— Doit-on toujours justifier ses actes, monsieur Avalon ? Connaît-on toujours la cause de son humeur ?
— Alors, permettez-moi de vous poser une autre question, dit Avalon. Tout à l’heure, vous êtes intervenu dans la conversation pour poser une question. Vous avez demandé pourquoi nous parlions de Poe, et vous l’avez fait avec tant de véhémence que j’en ai déduit que vous vous sentiez offensé, peut-être outré, par la discussion. Est-ce que c’est bien le cas ? Et si oui, pour quelle raison ?
Dandle secoua la tête.
— Non, non. Je ne faisais que poser la question comme ça.
Trumbull se leva et passa la main dans ses cheveux blancs aux boucles serrées. Il dit avec une patience exagérée :
— Jim, en tant qu’hôte, vous devriez prendre une décision. Il est clair que nous n’obtiendrons rien de notre invité et je crois que conformément au règlement de notre club, nous serons peut-être obligés d’ajourner cette réunion. En fait, je propose que nous l’ajournions.
Drake leva la main vers lui d’un air irrité.
— Doucement, Tom… Jonathan, il faut que vous nous répondiez franchement. Rien de ce qui se dit ici n’est répété hors de ces murs. Henry, notre serveur, est membre du club et il est aussi muet que nous. Plus que nous, même. Je vous connais suffisamment pour savoir que vous n’avez pas commis de crime, ou que vous n’envisagez pas d’en commettre un, mais même si vous…
— Vous vous trompez, dit Dandle d’une voix bien plus aiguë que précédemment. J’essaie de commettre ce que moi j’estime être un crime. En tout cas, j’essaie bien d’être malhonnête.
— Vous ? dit Drake.
— J’estime que j’ai de bonnes raisons de le faire, bien entendu.
— Écoutez, Jim, si M. Dandle ne veut pas nous en dire plus, nous ne pourrons pas avancer, dit Trumbull.
Il y eut un silence. Trumbull resta debout. Drake regarda Dandle et lui demanda :
— Alors, Jonathan ?
— Vous m’avez dit que je serais cuisiné sur les détails de ma profession, Jim, dit Dandle. Je ne m’attendais pas à ce genre de choses.
— C’était inévitable. Si vous aviez eu le même comportement que d’habitude, rien de tout ceci n’aurait surgi dans la conversation. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Dandle eut l’air perdu. Il serra le poing, fit mine de l’abattre sur la table, interrompit son geste et dit :
— C’est ma sœur.
— Votre cinglée de… commença Drake avant de s’interrompre brusquement.
— Oui, ma cinglée de sœur, dit Dandle. Elle est mourante. Elle a un cancer.
Il y eut un soudain silence.
— Nous le savons depuis plusieurs mois, dit Dandle. Et elle peut encore vivre des mois, mais ça pose des problèmes.
Le silence se poursuivit. Finalement, Henry demanda :
— Un peu de brandy, messieurs ?
— Juste une petite goutte, Henry, dit Avalon d’un air distrait. Quelle sorte de problèmes, monsieur Dandle ?
— C’est au sujet de son testament.
— Vous voulez dire que tout ça n’est qu’une question d’argent ? dit Halsted avec plus qu’une pointe de réprobation dans la voix.
— Il ne s’agit absolument pas d’argent, dit Dandle en haussant les sourcils. Sachez, je vous prie, que ma femme et moi sommes assez riches. Nous avons un fils et une fille, mais ils sont tous deux adultes et relativement à l’aise financièrement. Ma sœur possède une maison et un peu d’argent, qu’elle a hérités de mes parents, mais nous ne les convoitons pas du tout. Du moins, pas l’argent. Elle peut parfaitement en disposer à son gré. Elle peut le léguer à une association qui recueille les chats errants si ça lui fait plaisir. Le problème, c’est la maison.
Il se perdit un instant dans ses pensées.
— A la mort de mes parents, il était clair que ma sœur ne se marierait jamais. Il était donc logique de lui laisser la maison familiale, même si une personne seule n’avait pas besoin de tout cet espace. Depuis sa construction, cette maison avait appartenu à la famille. J’y étais né, j’y avais vécu jusqu’à mon mariage, et j’y étais profondément attaché. Et maintenant, dit Dandle en jetant un bref coup d’œil à Drake, Rachel, qui est, comme vous dites, cinglée, a l’intention de la léguer à une association de cinglés, et je ne veux pas que ça se produise. Je serais d’accord pour qu’elle la vende à quelqu’un de respectable. Je serais même d’accord qu’on la démolisse pour une raison valable. Mais il n’est pas question que j’accepte de la laisser infester par le… l’Ordre Cosmique des Théognostiques.
— L’Ordre des quoi ? dit Gonzalo.
Avalon déclara :
— C’est un mot qui vient du grec et qui veut dire « qui connaît Dieu ».
— Ce qu’ils connaissent surtout, ce sont les méthodes pour extorquer de l’argent aux imbéciles et aux dingues, dit Dandle.
— Je suppose qu’ils extorquent de l’argent à votre sœur, dit Avalon.
— Oui, dans une certaine mesure, mais pas beaucoup. Elle est assez perspicace sur ce plan-là, et en dehors de l’obsession qu’elle a, elle est plutôt saine d’esprit. Mais ils sont en train de poser des jalons pour tout s’approprier à sa mort. Et ils peuvent très bien réussir.
— Quelle est donc l’obsession qu’elle a, monsieur ?
— Je crois que ça a commencé quand elle a lu Poe dans sa jeunesse. Je crois qu’elle a lu tout ce qu’il a écrit. Elle a presque tout mémorisé et elle a ingurgité cette morbidité malsaine dont parlait M. Rubin. Elle a également lu Lovecraft, et elle a eu de plus en plus tendance à croire à des choses horribles venues de l’espace, à des êtres d’une intelligence supérieure, et ainsi de suite. Elle m’a souvent fait la leçon là-dessus. Naturellement, elle a été gagnée par la folie des OVNI.
— Naturellement, marmonna Rubin avec une expression de dégoût.
— Elle est maintenant persuadée que des êtres intelligents venus de l’espace se trouvent bel et bien sur la Terre, qu’ils contrôlent tous les dirigeants de la planète, ainsi qu’une grande partie de sa population. Elle croit que ces êtres sont invisibles, ou peuvent se rendre invisibles, et sont capables de vivre à l’intérieur des humains, en parasites. C’est complètement fou.
— Je suppose que si quelqu’un n’est pas d’accord avec elle, ou essaie de contrer sa théorie, elle considère que c’est là le signe qu’il est contrôlé par ces extraterrestres, dit Avalon.
— Exactement. J’ai eu tôt fait de comprendre qu’il ne fallait pas tenter de la contredire.
— Pourquoi les extraterrestres ne contrôleraient-ils pas tout le monde ? dit Halsted. Comment votre sœur explique-t-elle le fait qu’elle ne subisse pas elle-même leur influence ?
— Je crois comprendre que l’Ordre Cosmique des Théognostiques s’y oppose par la prière, l’introspection, la méditation, les incantations et Dieu seul sait quoi encore, et qu’ils lui ont enseigné ces pratiques. Elle a essayé de m’apprendre tout ça. Je me suis contenté de me taire et de l’écouter. On fait brûler beaucoup de bougies et on récite des pages entières de textes qui n’ont aucune signification, mais je suppose que ma sœur s’imagine que c’est ça qui m’a permis de rester hors de danger… tout au moins jusqu’ici.
Drake dit à travers la fumée de sa cigarette :
— Quand je l’ai traitée de cinglée, je pensais à ces histoires d’OVNI, Jonathan. Je n’étais pas au courant pour ces extraterrestres.
— Ce n’est visiblement pas quelque chose que j’aime raconter dit Dandle. Et même maintenant, je n’en aurais pas parlé si je n’y avais été contraint.
— Vous avez dit que vous songiez à commettre un crime, dit Avalon. Vous ne pensez sûrement pas à massacrer les Théognostiques.
— Non, je n’envisage rien de tel. C’est seulement un crime à mes yeux. J’essaie de tricher et de tromper ma sœur, et je n’en suis pas particulièrement fier.
— Voudriez-vous nous expliquer ça, monsieur ? demanda Avalon d’un air guindé.
— Eh bien, depuis qu’on a décelé un cancer chez Rachel, les choses vont très mal. Elle ne veut pas subir une opération, parce qu’elle est sûre qu’une fois qu’elle sera sous anesthésie, ils en profiteront pour prendre possession d’elle. Elle n’a pas confiance non plus dans la radiothérapie, parce que les rayons sont les armes de ces êtres. Pour se soigner, elle se repose entièrement sur le rituel des Théognostiques, vous pouvez donc vous imaginer l’efficacité de ce traitement.
— Les méthodes les plus ridicules peuvent parfois aider si on y croit fermement, dit Rubin. L’esprit est un instrument puissant.
— C’est bien possible, mais ça ne l’aide pas, dit Dandle. Elle décline, et il y a un mois environ, elle a commencé à dire qu’elle voulait léguer la maison et son argent aux Théognostiques, pour qu’ils puissent continuer leur grand combat contre les extraterrestres… J’ai donc imaginé mon propre plan.
Il rougit et se tut.
Au bout d’un petit moment, Avalon dit gentiment :
— Oui, monsieur Dandle ?
— Disons carrément que je me suis fait passer pour un converti enthousiaste, dit Dandle. Je lui ai dit qu’elle m’avait convaincu et que j’étais de tout cœur avec elle. Elle pouvait laisser l’argent aux Théognostiques si elle le désirait, mais j’aimerais qu’elle me lègue la maison pour que j’en fasse le centre de la lutte contre les extraterrestres. Tout en permettant aux Théognostiques de l’utiliser librement, j’en conserverais la propriété, ce à quoi je tenais, en souvenir de nos parents. Je me suis montré hypocrite et obséquieux.
— Sans aucun doute, dit Avalon. Mais est-ce que ça a marché ? Les gens qui, comme votre sœur, croient en des dangers invisibles et indétectables, ont tendance à tout trouver suspect.
— C’est bien ce que je crains, dit Dandle. Elle ne sait que penser à mon sujet. Elle a vraiment envie de me croire, mais, comme vous dites, elle trouve ça suspect. Elle hésite à me parler de ce qu’elle considère comme les « plus hauts mystères », comme elle dit. Ainsi, par exemple, je lui ai demandé des détails sur la forme et les caractéristiques de ces mystérieux extraterrestres, et elle n’a pas dit un mot… on aurait dit qu’elle n’était pas sûre que je sois digne d’être initié.
— Elle n’en sait peut-être rien elle-même, dit Trumbull.
— Elle peut facilement inventer ce qu’elle veut et se mettre ensuite à y croire, dit Rubin. De telles choses sont très fréquentes.
— La semaine dernière, elle a murmuré quelque chose dans une sorte de mélopée. Je me suis dit que je progressais, mais elle s’est arrêtée là.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Eh bien, qu’ils étaient hermaphrodites et n’étaient ni des hommes ni des femmes. Et qu’ils n’étaient pas d’ici-bas, bien sûr. Ce ne sont ni des êtres humains ni des animaux. Et quand ils nous envahissent, ils vivent de notre nature spirituelle plus que de nos corps physiques, d’après ce que j’ai cru comprendre, car elle m’a attrapé le bras avec une force surprenante et elle m’a murmuré à l’oreille :
» – Ils sont pires que des cannibales, et ce n’est pas étonnant vu l’endroit d’où ils viennent.
— D’où viennent-ils ? demanda Gonzalo.
— C’est ce que je lui ai demandé, dit Dandle, mais elle n’a pas répondu. Elle m’a dit que quand on parvenait à un certain degré d’illumination, on savait d’où ils venaient. C’est là un test pour déterminer si on a reçu l’illumination. Des ondes de révélation descendent sur vous et vous donnent un certain pouvoir contre ces êtres. Bien sûr, ça n’a ni queue ni tête, mais si j’essayais de le lui dire, il me faudrait dire adieu à ma dernière chance de sauver la maison. Je lui ai donc répondu avec le plus grand sérieux que j’allais méditer et essayer d’arriver à la connaissance.
Il regarda les autres convives avec un air sinistre.
— Je suis censé jeûner… Elle m’a appelé auprès d’elle, ce matin.
— Les choses empirent ? demanda Avalon.
— Oui. C’est pour cette raison que j’étais préoccupé ce soir et que je n’ai pas dit grand-chose. J’ai même hésité à venir, mais je ne voulais pas laisser tomber Jim Drake.
— Mais que vous a dit votre sœur, ce matin ?
— Elle m’a dit qu’elle voulait prendre une décision au sujet de son testament. Elle se sent faiblir, elle sait qu’elle doit bientôt ne faire plus qu’un avec l’Être Suprême – ce qui est apparemment l’expression qu’utilisent les Théognostiques pour désigner Dieu – et elle veut s’assurer qu’elle continuera la lutte par-delà sa tombe. Elle ne peut pas me laisser la maison à moins d’être certaine que je ne fermerai pas la porte aux Théognostiques. Bien sûr, leur fermer la porte est exactement ce que j’ai l’intention de faire, c’est pourquoi j’essaie de l’abuser… Ce n’est pas précisément admirable de ma part.
Trumbull dit à voix haute :
— Nous sommes de votre côté, monsieur Dandle. Vous luttez contre un groupe de gens pernicieux et malveillants qui n’hésitent pas à abuser les gens. Alors s’il faut faire la même chose pour les combattre, eh bien, tant pis.
— Merci, dit Dandle, mais je ne crois pas que je finirai par gagner dans cette affaire. Ma sœur veut que j’aille la voir demain à midi pour lui dire d’où viennent les extraterrestres. Si j’en suis incapable, elle estime que je ne serai pas assez fort pour m’opposer à eux et ce sont les Théognostiques qui auront la maison. Naturellement, je ne pourrai pas lui dire d’où viennent les extraterrestres. Ils viennent de l’espace, ça, j’en suis sûr. Ça cadre avec sa folie des OVNI, car c’est sans aucun doute en OVNI qu’ils sont arrivés sur la Terre. Mais d’où, dans l’espace ?
Il y eut un bref silence, puis Gonzalo dit :
— Elle ne vous a jamais donné la moindre indication ?
Dandle secoua la tête.
— Rien, sauf qu’ils étaient pires que des cannibales, et qu’en un sens, c’était logique vu l’endroit d’où ils venaient. Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
— Elle n’a rien dit d’autre ?
— Pas que je me souvienne. Ou alors, si elle a dit quelque chose, ça m’a complètement échappé… Donc, demain, je vais perdre la maison.
— Vous savez que vous pouvez contester son testament, monsieur, dit Avalon.
— Non, pas vraiment, dit Dandle. Quand on nous a présentés, on m’a dit que vous étiez avocat…
— Je suis spécialisé dans les brevets d’invention, dit Avalon. Je ne connais pas toutes les finesses en matière de litiges testamentaires.
— Eh bien, tout d’abord, on permet généralement à un testateur de disposer de sa propriété comme bon lui semble. Il n’est pas facile de déshériter un ordre religieux au profit d’un parent qui a déjà des moyens financiers importants. Je doute de pouvoir prouver qu’une influence néfaste a pu être exercée, et je ne souhaite pas non plus essayer de faire passer ma sœur pour quelqu’un qui n’est pas sain d’esprit, quand bien même ce ne serait que par égard pour la famille. Et puis, même si je pensais pouvoir gagner, il y aurait un long procès qui me coûterait beaucoup plus que je n’ai envie de payer… Je vais donc être obligé de perdre la maison.
— Nous pourrions tous réfléchir un peu à cette affaire, dit Avalon.
Un fugace espoir sembla animer Dandle.
— Est-ce qu’il y a des astronomes parmi vous ?
— Personne ne l’est professionnellement, dit Halsted, mais nous avons, comme tous les gens intelligents et relativement cultivés, une connaissance superficielle de ce domaine.
— Exactement, dit Rubin, et c’est pourquoi je vais me permettre de faire une suggestion. Nous recherchons quelque chose, dans l’espace, que l’on puisse associer au cannibalisme. J’ai récemment lu des articles qui disaient que dans des amas de galaxies, il y a des collisions occasionnelles, et que dans ce cas, la plus grosse galaxie absorbe des étoiles aux dépens de la plus petite. Le résultat, c’est que dans certains amas, il y a une galaxie qui est bien plus grosse que les autres, qu’elle a avalées.
Halsted acquiesça vigoureusement.
— Vous avez raison, Manny. J’ai également lu ça. Il y a une énorme galaxie qui a cinq petits points lumineux ressemblant à des noyaux galactiques. L’idée, c’est qu’elle a avalé cinq petites galaxies.
— Juste pour mémoire… c’est quoi, exactement, une galaxie ? dit Gonzalo.
— Un énorme amas d’étoiles, Mario, dit Avalon. Notre propre Voie lactée a plusieurs centaines de milliards d’étoiles.
— Bon, alors est-ce que cette galaxie cannibale… celle qui a avalé ses cinq petites sœurs, a un nom ? demanda Gonzalo.
Les Veufs Noirs se regardèrent. Finalement, Halsted dit :
— C’est possible, mais si elle en a un, ce n’est probablement pas un nom ordinaire. Elle doit être répertoriée sous NGC-IIII, ou quelque chose comme ça.
— Je ne crois pas que ça ferait bonne impression sur Mlle Dandle, dit Gonzalo.
— Je ne le crois pas non plus, dit Dandle. Je vous suis reconnaissant d’avoir essayé de m’aider, mais si avaler ses semblables est un phénomène courant pour les galaxies, laquelle peut bien être la bonne ? Et de toute façon, je suis sûr que ma sœur ne connaît rien aux récentes sophistications de l’astronomie. Les Théognostiques non plus, d’ailleurs. Où auraient-ils pu entendre parler de ce phénomène ?
— Est-ce que votre sœur lit des ouvrages qui traitent d’astronomie, monsieur Dandle ? demanda Avalon.
Dandle répondit d’un air pensif :
— Elle lit sans doute tout ce qui existe sur les OVNI. Un peu d’astronomie, pas nécessairement correcte, doit se glisser là-dedans. Elle lit beaucoup d’astrologie, bien sûr, ce qui peut entraîner d’autres erreurs possibles en astronomie. J’ai également vu des ouvrages de vulgarisation sur l’astronomie dans la maison. Je ne l’ai jamais effectivement vue les lire, mais je ne serais pas surpris qu’elle l’ait fait.
— Est-elle cultivée, par ailleurs, monsieur ?
— Oui. Elle a lu toutes les œuvres de Poe, comme je vous l’ai dit, celles de Lovecraft, quelques livres de science-fiction, beaucoup de romans du dix-neuvième siècle, je dirais, et bien sûr, elle lit attentivement les journaux et un certain nombre de revues, ne serait-ce que pour y constater à quel point les extraterrestres ont pris possession du monde. Je dois vous dire qu’elle a un niveau intellectuel tout à fait correct si on fait abstraction du fait qu’elle est… qu’elle est cinglée.
— Dans ce cas, je suis presque sûr de posséder la réponse, dit Avalon avec une satisfaction quelque peu solennelle.
Il se tut et jeta un coup d’œil en direction du serveur, qui se tenait près du buffet, écoutant avec une attention polie, mais muette.
— Henry, dit Avalon, je pense que pour cette fois, nous n’aurons pas besoin de votre aide.
— Bien, monsieur Avalon, dit tranquillement Henry.
Avalon s’éclaircit la gorge.
— Voyez-vous, la partie la plus connue de l’univers, même pour les astronomes, et certainement pour le public en général, ce sont les planètes de notre propre système solaire. C’est tout particulièrement vrai pour les gens qui, comme Mlle Dandle, s’intéressent à l’astrologie et à des aberrations de ce type.
» Et parmi les planètes, celle qui a le plus attiré l’attention ces dernières années, en tout cas, la plus spectaculaire, est Saturne, avec ses anneaux et ses satellites. Les sondes Voyager ont photographié d’assez près le système saturnien, et ces photos ont été publiées dans tous les journaux et magazines. Mlle Dandle n’a pas pu ne pas les voir.
— Je suis sûr qu’elle les a vues, dit Dandle. Et alors ?
— Saturne porte le nom d’un ancien dieu romain de l’agriculture, que les Romains avaient sommairement identifié au dieu grec Cronos. Avec ses frères et sœurs, Cronos composait le groupe des Titans, enfants d’Uranus et de Gaïa, respectivement dieu du ciel et déesse de la terre. Dans une série de mythes très peu sympathiques, les Grecs décrivent Cronos en train de castrer son père, Uranus, et de contrôler tout l’univers.
» Dans la mesure où les Parques avaient décrété que Cronos serait à son tour destitué par son propre fils, le seigneur de l’univers se met à dévorer ses enfants dès leur naissance. Rhéa, sa femme, réussit à sauver l’un de ses fils en présentant à Cronos une pierre enveloppée dans des langes. Plutôt stupide, Cronos l’avale sans remarquer cette substitution. Le fils, qui n’a donc pas été dévoré, est alors caché en Crète et élevé en secret jusqu’à l’âge adulte. Finalement, ce fils, qui s’appelle Zeus (Jupiter, pour les Romains), fait la guerre aux Titans, les bat, libère ses frères et sœurs qui sont toujours vivants dans le ventre de Cronos, et devient le maître de l’univers. Au cours de ses lectures, Mlle Dandle a très bien pu tomber là-dessus.
» Par conséquent, Saturne était résolument un cannibale. S’il y a des degrés en la matière, dévorer ses propres enfants est sûrement pire que s’engraisser avec des étrangers. On peut donc considérer que Saturne est pire qu’un cannibale ordinaire. L’affirmation de Mlle Dandle selon laquelle les extraterrestres sont pires que des cannibales, ce qui n’est pas étonnant vu l’endroit d’où ils viennent, prendrait tout son sens s’ils venaient de Saturne.
Avalon sourit alors à Dandle d’un air de triomphe.
— Vous pensez donc que je devrais dire à ma sœur que les extraterrestres viennent de Saturne ? demanda Dandle.
— Je ne peux pas affirmer que c’est la bonne réponse, dit Avalon. Après tout, elle peut se dire qu’ils viennent d’une planète entièrement fictive, par exemple, Aorkel, la cinquième planète de l’étoile Xanadu, dans la galaxie de Yaanek. Mais si elle a un corps céleste réel à l’esprit, alors je suis presque certain qu’il s’agit de Saturne. C’est sûrement ça.
— Ça me paraît convaincant, dit Gonzalo.
— C’est sensé, reconnut Rubin, l’air désolé de devoir le concéder.
— Ça vaut la peine d’essayer, dit Halsted.
— Je ne vois rien de mieux, dit Trumbull.
— Cet avis semble unanime, dit Drake. À votre place, je tenterais ma chance, Jonathan.
— Bon, puisque je ne vois rien d’autre non plus… commença Dandle.
Gonzalo l’interrompit.
— Attendez, Henry n’a encore rien dit. Henry, qu’en pensez-vous ?
Dandle leva les yeux, surpris qu’on demande son avis au serveur.
Lorsque Henry dit : « Puis-je demander à M. Dandle s’il partage l’enthousiasme de sa sœur pour Poe ? », Dandle eut l’air encore plus surpris.
— Je vous en prie, répondez, Jonathan, dit Drake. Henry est membre de notre club.
— Non, je ne le partage absolument pas, dit Dandle. Je connais « Le Corbeau ». Personne ne peut ignorer ce poème, mais c’est tout. Je ne me suis jamais intéressé à Pœ.
— Dans ce cas, dit Henry, j’ai bien peur que la suggestion de M. Avalon, pour ingénieuse qu’elle soit, ne constitue pas la bonne réponse.
Avalon eut l’air vexé.
— Ah bon, Henry ? Parce que vous avez quelque chose de mieux à proposer ?
Henry répondit :
— N’oubliez pas, monsieur, que Mlle Dandle est une grande admiratrice de Poe, et qu’en décrivant les extraterrestres, elle a dit qu’ils n’étaient ni des hommes ni des femmes, ni des animaux ni des êtres humains.
— Et alors ?
— Eh bien, monsieur Avalon, contrairement à M. Dandle, mais tout comme sa sœur, je suis un admirateur de Poe, bien que j’apprécie davantage sa poésie que sa prose. L’un de mes poèmes préférés est « Les Cloches ». Dans la quatrième partie, il décrit le glas. Voyez-vous, on retrouve bien là sa préoccupation morbide de la mort, avec ce glas qui fait suite à la description qu’il fait des grelots, des cloches nuptiales et des cloches d’incendie.
— Ah ! fit Rubin.
— Oui, monsieur Rubin, dit Henry. Je suppose que vous voyez déjà ce que je veux dire. Poe décrit ainsi le glas, si vous me permettez de citer le passage en question :
Et le peuple – le peuple – ceux qui demeurent haut dans le clocher, tout seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette monotonie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre – ils ne sont ni homme ni femme – ils ne sont ni brute ni humain…[12]
Henry s’interrompit, puis reprit :
— Je pense que Mlle Dandle citait sans doute ces deux dernières phrases. Vous avez affirmé qu’elle les récitait comme une mélopée, monsieur Dandle, mais n’étant pas un fervent admirateur de Poe, vous ne les avez pas reconnues.
— Bon, mais à quoi ça nous avance ? dit Avalon.
— C’est la phrase suivante qui compte, dit Henry. Poe y définit les gens qui sonnent le glas.
Rubin et Henry récitèrent alors ensemble :
— Ils sont des Goules.
Henry ajouta :
— Les goules sont des créatures de légendes orientales, qui envahissent les cimetières et se nourrissent de cadavres. Mlle Dandle, ou n’importe qui, peut y voir quelque chose de pire que le cannibalisme ordinaire, de la même façon qu’on considère généralement que les vautours sont pires que les faucons.
— Je vous l’accorde, mais je ne vois toujours pas où vous voulez en venir, dit Avalon.
— Moi non plus, dit Trumbull.
— Il y a une constellation qui porte le nom de Persée, d’après le héros grec qui a tranché la tête de Méduse, une créature d’apparence si terrifiante que quiconque la regardait était changé en pierre. Cette constellation ressemble à Persée tenant la tête de Méduse, la tête étant représentée par une étoile de deuxième magnitude, Beta Persei. Pendant la discussion, j’ai vérifié dans la Columbia Encyclopedia pour en être sûr.
» En raison de sa situation dans la constellation, Beta Persei est parfois appelée l’étoile-démon. Les Arabes, qui ont adopté la vision grecque du ciel, l’ont baptisée Al Ghul, ce qui veut dire « la goule » et qui est leur version d’une créature aussi horrible que Méduse, et notre version anglaise de ce nom arabe est « Algol ». C’est actuellement de cette manière qu’on appelle cette étoile.
» Dans la mesure où Mlle Dandle a cité ce poème pour décrire les extraterrestres, elle voulait dire qu’ils étaient des goules, donc pires que des cannibales, et elle pensait sûrement que ce n’était pas étonnant puisqu’ils venaient de l’étoile connue sous le nom de « la Goule ». Elle a sans doute trouvé ce nom dans un livre de vulgarisation sur l’astronomie, comme moi. Je vous suggérerai donc, monsieur Dandle, de dire que les extraterrestres viennent d’Algol quand vous verrez votre sœur demain.
Dandle eut un sourire éclatant pour la première fois de la soirée et il se mit à applaudir.
— Henry, c’est bien ce que je vais faire. Voilà qui devrait être la bonne réponse, je suis sûr que c’est bien ça.
Henry dit d’un air grave :
— Rien ne peut être vraiment sûr dans une telle affaire, monsieur, mais le jeu en vaut la chandelle.
Remarque
Eleanor s’inquiétait un peu en lisant cette histoire, parce qu’il lui semblait (comme à moi, du reste) que ce n’était pas très louable de la part de Jonathan Dandle de vouloir tromper sa sœur, ni de la part des Veufs Noirs de l’aider à le faire. J’avais cependant l’impression que ses raisons justifiaient son acte, et j’ai réussi à convaincre Eleanor.
Il est vrai que Dandle lui-même s’en inquiète. Et puis, je n’ai pas vraiment mon mot à dire. Mes personnages arrivent toujours à avoir une vie à eux et ils font généralement beaucoup de choses que je ne décide pas consciemment de leur faire faire.
Il faut dire que sur la liste des choses que je déteste et que je réprouve figurent en bonne place les cultes irrationnels de toutes sortes, qu’ils se drapent ou non dans un voile de pseudo-religiosité. Je vous ferai remarquer que cette aversion ne s’applique pas à un sentiment religieux sincère et rationaliste, comme je l’ai montré dans ma nouvelle intitulée La seule et unique à l’est, parue dans un recueil précédent des Veufs Noirs.
Par conséquent, si je peux moucher un des adeptes de ces cultes – même par le biais de la fiction – je n’hésite pas.
Cette nouvelle a été publiée dans le numéro d’avril 1984 d’EQMM.